Après la défaite de 1870-1871 et l'annexion par l'Allemagne de l'Alsace-Moselle, la question de la "revanche" s'est posée, ainsi que celle de la sécurisation de la frontière de l'Est.
J'ai trouvé cet article du "Petit Journal" ne faisant une recherche thématique "Amance" sur Retronews.
Avant de vous présenté l'article, je mets les liens avec deux notices Wikipedia concernant Ernest Judet et "Le Petit Journal"
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LUNDI 17 FEVRIER 1898
J'ai reçu la lettre suivante écrite par un habitant de Nancy : • •
« Depuis 25 ans la population de Nancy et la presse locale ne cessent de réclamer qu'on veuille bien fortifier notre ville. »
Ce qu'on ignore peut-être, à Paris, c'est que de Nancy à la frontière allemande il n'y a que 20 kilo mètres. J'ai fait bien souvent le trajet à pied en moins de quatre heures.
Or ce que les habitants de Nancy n'ont jamais pu comprendre c'est que la route de Château-Salins, par laquelle les Alliés sont venus en 1814 et les Prussiens en 1870, demeure absolument telle qu’autrefois, c'est-à-dire ouverte à l'invasion allemande. »
Pourquoi n'a-t-on pas fait le moindre ouvrage de défense pour fortifier les côtes d'Amance ou du Pain de sucre qui la domine ? »
En moins de trois heures, les Prussiens pourraient, sans difficulté, jeter 60 000 hommes sur Nancy et écraser notre 11 e division, forte seulement de 8 000 hommes.»
Voilà, monsieur, ce qui se dit dans Nancy depuis des années; on bouche les trous de souris des Alpes et on laisse à la merci de l'étranger une ville de 80 000 habitants... »
Un mot encore : Nancy est une ville qui offrira toutes sortes de ressources à l'invasion allemande.
En 1870, les soldats blessés devant Toul étaient, évacués sur Nancy où les Allemands avaient construit des ambulances en planches sur-les places publiques. Aujourd'hui, ils trouveraient les-bâtiments du Lycée, de l'Ecole normale, du Palais de Justice, de la manufacture de tabacs, de 20 manufactures de chaussures, l'imprimerie Berger-Levrault, l'Ecole professionnelle de l'Est1, l'Institut clinique; l'Institut Anatomique, la Bibliothèque, les Docks et entrepôts nancéiens, toutes les écoles municipales, etc., etc., sans parler des hôpitaux civils, militaires, du séminaire et des pensionnats laïques ou religieux. »
Voilà, monsieur, ce que je tenais à vous dire. Je crois remplir un devoir de conscience en vous signalant les idées qui ont cours ici. Si Nancy est jamais envahi en quelques heures, ce ne sera pas la faute de ses habitants, ils auront.assez demandé qu'on ne les laisse pas sans défense. »
1Devenue le Lycée Loritz
Si cette lettre n'exprimait qu'une opinion personnelle, je m'abstiendrais de la publier. Elle n'est pas seulement le cri d'alarme d'un pessimiste ; les craintes de l'auteur sont unanimement ressenties en Lorraine. On s'y plaint avec amertume de l'incurie gouvernementale et de l'apathie des compatriotes moins exposés au choc initial d'une guerre nouvelle.
L’émotion et le mécontentement des populations de l'Est ne sauraient être traités trop sérieusement ; leur nervosité.est proportionnée. à leur courage,, au danger qu'elles courent et dont elles ont le pressentiment plus aigu.
Avant d'examiner si les spécialistes militaires sont d'accord avec elles, personne ne contestera qu'il y a un point obscur, troublant, dans les données d'un conflit mettant subitement aux prises la France et l'Allemagne. Cette inconnue est à notre désavantage : car les luttes modernes, qui jettent dans la fournaise des nations entières, exigent pour leurs lignes générales une extrême clarté ; la manœuvre stratégique doit être comprise des masses, qui perdent confiance, si le but supérieur reste caché.
Or, une partie de nos départements d'avant-garde, limitrophes du Reichsland1, se demandent avec inquiétude s'ils seront réellement défendus ou sacrifiés à un plan d'ensemble dont le mystère leur échappe,
Les deux systèmes ont leurs avantages : encore est-il nécessaire d'en adopter un et de le rendre intelligible pour qu’il soit accepté par tous. Tromper des Français sous prétexte d'égarer les prévisions de l'adversaire serait une naïveté impardonnable : les incertitudes et les hésitations de notre défensive seraient alors bousculées par la vigueur de l'offensive ennemie.
Il est donc urgent de poser le problème avant, parce qu'il serait trop tard de le poser après.
Soit timidité politique, soit mollesse du commandement, nous reculons toujours devant l'étude des obligations qui nous sur(rendront comme autrefois, si nous n'osons es regarder en face.
Je n'ai jamais cru que le simple fait de passer en revue les hypothèses d'une lutte épouvantable, mais nullement chimérique, la rende plus facile ou plus prochaine. Au contraire, je suis persuadé que la tranquillité morale, indispensable au succès, sera mieux garantie, après avoir tourné et retourné froidement les conditions définitives de l'action.
C'est le moyen pratique de se familiariser avec, des événements dont nous ne sommes pas les maîtres ; c'est l'unique chance d'amender les faiblesses de notre armure songeons que si nous tremblons, de les découvrir à nous-mêmes, l'ennemi, moins circonspect, les note avec soin, en tient le; compte exact et les exploite, comme un solide point d'appui, pour ses propres combinaisons...
Durant de longues et douloureuses années après le traité de Francfort, la pénible reconstitution des forces nationales ne permettait même pas de tenter la résistance à l'extrême frontière. Nous ne songions qu'à protéger des formations encore décousues. Pour appuyer leurs mouvements, le général de Rivières2 créa un admirable ensemble de régions fortifiées, « organisa défensivement de vastes espaces dans lesquels il maîtrisait les nœuds de circulation par des forts d'arrêt suffisant à leur «propre sûreté et indépendants des manœuvres d'armée. C'étaient autant de théâtres de guerre secondaires dans lesquels nos troupes, libres de se mouvoir dans toutes les directions, pouvaient provoquer la lutte ou l'attendre, à leur gré. »
L'originalité du système consistait à compléter par la fortification la préparation artificielle des régions accidentées, ensuite à régler le débouché des masses ennemies condamnées à se déployer, dans les régions ouvertes, d'éviter ainsi les surprises stratégiques en gagnant le maximum d'avantages tactiques..
1Reichsland Elsaß-Lothringen, nom allemand de l’Alsace-Lorraine annexée
Ayant l'invention des explosifs puissants1 qui, réduisent en quelques heures un fort ordinaire, le programme du général de Rivières donnait la sécurité : il sauva peut-être notre convalescence d'une foudroyante agression. Il avait à dessein négligé de fortifier Nancy ; d'abord le thème général n'en comportait pas l'urgence ni même l'utilité militaire ; ensuite ; les observations tracassières de l'état-major. de Berlin, transmises par voie diplomatique, étaient dangereuses à braver prématurément. Le vainqueur. n'admettait pas que le vaincu ressuscitât, et il nous laissait à peine respirer: ombrageux au moindre retour de la vie normale, il menaçait de reprendre les armes chaque fois que nous adoptions une mesure efficace..
Ce sont heureusement des angoisses rétrospectives; elles n'en ont pas mins marqué cruellement les étapes pénibles du relèvement progressif. Il est plutôt salutaire de les rappeler; car leur souvenir fait apprécier l'indépendance complète que nous avons reconquise. La réfection de l'armée et l'alliance franco-russe ont également contribué à desserrer le cercle de fer ; il est désormais brisé.
Nous ne sommes plus contraints d'abandonner d'avance àl’invasion une province entière ; nous avons le droit d'être chez nous jusqu'aux dernières limites du sol que la guerre nous a laissé., Nous restons strictement fidèles à la défensive. Fondement de notre politique, elle gouverne nos plans militaires ; seulement cette défensive, nous avons la préparer si; vigoureuse qu'elle soit fatale au téméraire qui la violerait.
D'ailleurs elle sera respectée tant qu'elle ne pourra être impunément bravée ; la paix n'est sûre que si le bouclier est robuste.
Il faut d'abord connaître, sans rien dissimuler,les avantages que les Allemands possèdent pour le choc éventuel : car notre but est uniquement de faire dévier ou mieux encore de rompre dans leurs mains l'instrument qu'ils ont forgé et qu'ils supposent infaillible.
Leur front d'opérations est savamment déterminé depuis 1871 par le traéé de la frontière mutilée à leur profit.'
C'est une première supériorité.
1La mélinite, découverte par Eugène Turpin, beaucoup plus destructrice que la poudre noire,
La seconde est directement puisée dans la création d'une formidable armée offensive. Mobile, outillée, rompue exclusive ment à l'entraînement de la guerre, elle se dégagera, dès le premier ordre impérial, de la cohue des réservistes, des formations de seconde ligne.
Ce sont deux points capitaux : je ne puis mieux les éclairer qu'en citant les conclusions lumineuses et impressionnantes d'un écrivain dont j'ai déjà loué le coup d'œil prophétique, du capitaine Gilbert1 :
« Chez les Allemands, les deux extrémités de la base sont appuyées à une place forte et aux montagnes; en arriére, les voies ferrées transversales permettent, à un moment quelconque de la concentration, de déplacer le centre de gravité des armées, en le portant sur l'un ou l'autre des côtés de l'équerre. Partant de Metz, leurs masses principales, si elles sont victorieuses, nous acculent.aux Vosges. Partant des Vosges, dont elles possèdent virtuellement tous les débouchés jusqu'à Sainte-Marie, elles nous refoulent au Nord en nous séparant de nos lignes de retraite naturelles vers Troyes et le centre de la France. »
De notre côté, au contraire, un succès remporté sur la Seille rejette l'ennemi vers Sarreguemines ; vainqueurs sur le front Blâmont-Baccarat, nous le poussons sur Strasbourg ; vainqueurs sur notre aile; gauche, nous le poussons sur Metz et le pays de Trêves. Dans tous les cas, les Allemands sont refoulés sur leurs lignes de retraite naturelles, vers le cœur., de leur pays. »
Tout progrès, de notre côté, a pour effet,de rompre la soudure de nos deux fronts, de faire diverger nos lignes d'opération ; chez eux, au contraire, les: mouvements en avant entraînent une action convergente et augmentent leur liaison. »
Ce sont là les propriétés stratégiques inhérentes h cette base en équerre. que-les Allemands «e sont intentionnellement réservée par le Traité de Francfort; c'est l'avantage que M. de Moltke entendait se réserver en exigeant Metz.
Au printemps de 1897, les quatre premières classes de l'armée allemande, soit l’armée permanente, 600 000 hommes et les deux plus jeunes classes de réservistes (hommes âgés de moins de 25 ans) donneront un total de 1 million 100 000 hommes exercés. Défalcation faite de 100 000 hommes cédés par l'effectif de paix aux dépôts et formations diverses, il restera aux troupes de campagne 1 million d'hommes, soit au pied de guerre 22 corps d'armée actifs et les 9 divisions de cavalerie indépendantes.
22 corps à 32 bataillons, 9 divisions de cavalerie, un million d'hommes, soit une masse double de celles que Napoléon, en 1812, et de Moltke, en 1870, réussirent à peine à manier dans leur entrée en campagne, voilà l'armée de première ligne.
Et tous ces hommes auront moins de 25 ans, c'est-à-dire qu'un bien petit nombre sera établi, un moindre nombre encore marié et chargé d'enfants. Ainsi: se réalise le vœu du souverain.
Et, dans les armes combattantes, la proportion de ces réservistes de 23 et 24 ans, aux hommes de l'activité, est exactement de 2 à 3, c'est-à-dire l'inverse de ce qu'elle est chez nous ; dans la compagnie d'infanterie, 100 réservistes pour 150 hommes du pied de paix.
Des hommes jeunes, âgés de moins de vingt-cinq ans, exempts des charges sociales et de famille, les trois cinquièmes, sous les drapeaux, les autres y revenant comme des semestriers, la fleur d'une nation robuste obtenue par une sélection rigoureuse; tel est le pur métal dont est forgé l'instrument de l'offensive allemande, la lame de l’épée d'Arminius. »
A cette lame une poignée bien adaptée, une pointe de trempe spéciale;
La poignée c'est ce cadre de 78,000 sous-officiers rengagés que l'on recrute à grands frais en multi pliant.les écoles, en instituant des primes d'ancienneté. C'est encore et surtout le cadre d'officiers dont Rüchel disait qu'il était « toute l'armée allemande. »
« La pointe..., on en devine la direction. Dans un délai de vingt-quatre heures, deux fortes divisions de cavalerie, deux corps d'armée mobilisés presque au complet et trois divisions mobilisées aux deux tiers peuvent être dirigés vers la frontière française. Après un délai de quatre jours, nécessaire pour le rassemblement des équipages, c'est une armée d'avant-garde de 3 corps et demi, soit 100 000 hommes, appuyant toute la cavalerie allemande. Le rôle de cette avant-garde sera de hâter et de fixer la concentration de nos masses et de rapprocher, dans le temps et dans l'espace, l'échéance et l'emplacement des actions décisives.
Au point de vue politique, les Allemands savent qu'ils ont affaire à un adversaire nerveux, impressionnable, auquel une attaque brusquée peut faire perdre son sang-froid, dont l'organisation gouverne mentale peut s'effondrer aux premiers revers. »
Ils savent enfin et surtout que l'entrée en ligne de la Russie leur fait une loi d'agir vite, que le temps leur est mesuré. »
Tout leur conseille donc de rapprocher dans le temps l'échéance et dans l'espace : remplacement des premières batailles. En rapprochant l'échéance, ils mettent en valeur leur supériorité organique, ils infligent à notre esprit public l'épreuve de quelque coup de surprise ; ils peuvent, suivant l'exemple de Napoléon en 1805 et.en 1806, tirer parti de la lenteur inhérente aux mouvements du géant russe.
En rapprochant de leur frontière le théâtre des actions décisives, ils se ménagent tous les avantages tactiques du terrain, tous les avantages, stratégiques de l'enveloppement, toutes les facilités de remplacement en hommes, en vivres en munitions.
Mais comment obtenir ainsi la décision à point et temps voulus ?... Prendre l'offensive, brusquer l'offensive, c'est simple à lire ; mais encore faut-il ne point donner dans le vide. Il faut rencontrer l'adversaire, le fixer et le manœuvrer»
C'est ici que la défense de Nancy devient une question brûlante.
Selon que nous en aurons apprécié ou négligé l'importance, selon que nous serons insouciants ou virilement et pratiquement préparés à une épreuve débutant à cet en droit précis de la carte dé. France, nous pouvons envisager l'avenir avec confiance ou avec appréhension..,
Une erreur commise, par inintelligence du péril ou atermoiements criminels, entraînerait tant de conséquences terribles, que nous ne saurions trop nous appliquer dès à présent à connaître la vérité et à y conformer notre défensive.
Lès idées contradictoires que soulève le problème, encore confus ou mal éclairé pour beaucoup d'esprits, demandent à être pesées, opposées, critiquées, mises au clair.
Une résolution s'impose. Il.est opportun de la prendre au plus vite, en connaissance de cause.; c'est ce que j'essaierai de démontrer dans un second article,
Ernest Judet.