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Émile Badel est un érudit lorrain (1861-1936). On lui doit de nombreux ouvrages, notamment sur Saint-Nicolas-de-Port.

Il a écrit des chroniques historico-touristiques pour L'Est Républicain, dont celle-ci sur Amance et les environs.

On peut être amusé ou agacé par le style ampoulé, et choqué par les considérations "ethnographiques" sur la paysannerie lorraine.

Mais c'est ainsi qu'on écrivait en 1904.. 

J'ai ajouté des notes personnelles en bas de page et intercalé quelques illustrations d'époque.

A la Une : la guerre russo-japonaise

A la Une : la guerre russo-japonaise

L'EST REPUBLICAIN Jeudi 25 Août 1904 Le Pays Lorrain

La Côte d' Amance

A cause précisément de leur proximité de Nancy, nos environs immédiats, à trois lieues à la ronde, sont peut-être les points les plus inconnus des Nancéiens, amateurs des spectacles grandioses de la nature.

Sauf, en la saison d'été, Liverdun, Marbache et Maron, aux jours des pèlerinages populaires, Saint-Nicolas, Mars-la-Tour et Sion, — les alentours de la cité ne sont guère visités que des pêcheurs, des familles ouvrières ou des amoureux en rupture de ban.

Et pourtant il n'est rien de plus charmant que ce coin du pays lorrain, qui va de Rosières à Cercueil, de Champenoux à Amance , de Lay-Saint-Christophe à Bouxières, de Frouard à Liverdun, de Maron à Messein, de Ludres à Flavigny et à Neuviller.

C'est à la fois la double et si pittoresque vallée de la Moselle et de la Meurthe, les monts chauves ou boisés qui enserrent les deux rivières; ce sont, doux à l’œil, et se profilant sur le clair horizon, des bois, des bois encore, des mamelons de terre lorraine, des maisonnées éparses sur les montées, et, tapis dans des verdures sombres, de coquets villages d'où pointe toujours un clocher de pierre à la flèche d'ardoise.

Le plateau ondulé qui, du thalweg de la Meurthe s'étend jusqu'au pays salin, est parsemé de nombreux et gros villages, paresseusement assis sur la route blanche ou dans des cirques naturels qui retiennent les eaux rares.

Ferrugineux, des monts isolés se dressent : tels le Pain-de-Sucre, à la forme si bizarre, qui surplombe Agincourt, la butte Sainte-Geneviève dont le crâne pierreux est tout dénudé et s'entoure d'une mince couronne sylvestre ; Amance et ses deux sommets arrondis, Haute-Lay, Malzéville et la Falizière qui penche derrière la pelouse antique des Dames de Bouxières.

Et toujours les mêmes, avec leurs maisons basses, leurs vastes engrangements, leurs puits à la poutre branlante, leurs fermes isolées, leurs églises modestes aux ogives défigurées, les villages lorrains s’étalent sur le plateau, au milieu des bandes de terre cultivée, parmi les champs et les prés, derrière les boqueteaux qui rappellent la grande forêt primitive couvrant tout le pays aux âges de la préhistoire.

Primitifs encore ces habitants ; défiants outre mesure en face de l'étranger et du citadin, curieux à l'excès dans celle monotonie de champêtre existence, âpres au gain et amoureux passionnés de la terre, la grande nourricière qu'ils fécondent et remuent sans cesse par le soc et par le haoué. La politique a pour eux peu d'attraits ; leur esthétique est nulle ou presque ; les beautés de la nature ne leur arrachent aucun un cri d'admiration — ils les voient tous les jours et par tous les temps ; Ils vivent ainsi, depuis des générations et des générations, naissant, œuvrant et mourant, sans penser au pourquoi de l'existence, se nourrissant de rien et, malgré tout, pleins d'encandeur, de robustesse et de vaillance.

Et, après cent années et plus, c'est encore presque la timidité d'antan vis-à-vis des seigneurs et des riches, le même trouble devant l'opulence, la même confiance sereine devant le maire et lecuré, représentant pour eux la double autorité souveraine : Dieu et la loi !

Ces sentiments, je les ai retrouvés partout sur le plateau lorrain, et partout ancrés au cœur des populations.

Aux deuils de chez nous, rarement l'on pleure à grands cris, la douleur reste au fond ; mais, aux jours des désastres terriens, quand le cyclone a tout ravagé, quand la grêle ou la gelée a détruit les espérances de l'année, les mères lorraines poussent des hululements de mort, anéanties sur leur seuil de pisé, devant les enfants accroupis et muets d'épouvante1.

J'ai voulu revoir ce vallon de l'Amezule, traverser ces villages connus et refaire l'ascension un peu fatigante de ces montets d' Amance , du Pain-de Sucre et de Sainte-Geneviève, qui sont pour nous autres Apennins et Caucase.

L’Amezule ! quel joli ruisselet, quand il coule, quand il coule si clair au milieu des prés verts, entre sa double rangée de saules nains. J'ai voulu boire à sa source, où la nymphe effarée d'Erbéviller me regardait si confuse, sa source « qu'un géant altéré boirait bien d'une haleine », sa source quasi tarie et qui mouille à peine les prairies d'alentour.

J'ai voulu suivre lentement son cours sinueux, m'arrêter aux gracieux moulins des prises d'eau, assister au mariage du ruisseau avec la Meurthe, à la grande courbure d'avant Bouxières, mariage d'amour et d’inclination parmi les roseaux qui susurrent les épithalames2, les menthes sauvages qui embaument, les mille-pertuis qui tapissent la conque de verdure, les mûres des ronciers qui défendent aux profanes l'approche du lit nuptial.

 

1 Voilà comment on décrivait la paysannerie lorraine en 1904. On peut imaginer ce que ça donnait quand on écrivait sur les peuples des colonies !! (FM)

2 Poèmes lyriques

Amance selon Émile Badel en 1904

A Lay-Basse, à Lay-Haute, au pays d'Arnulphe1, d'Oda et de Doda2, ancêtres des Carolingiens disparus, c'est une vraie colonie de Nancéiens, hospitalisés3 en des manoirs champêtres.

On y voit des musiciens qui soupirent la cantilène connue : In nidulo meo muriar4; on y voit des savants qui discutent sur Lothaire et sur saint Arnould; on y voit des petites filles qui rondient sur un rondeau ét qui chantent l'antique refrain des baisselles de chez nous :

O saint Christophe, ô bienheureux.

Toi qui portas le Ro ;i des cieux,

Quand tu traversas la rivière,

L'eau n’atteignit pas... ton derrière.

O petites Layettes, chantez, chantez encore, sous les mirabelliers qui ploient et les pommiers qui chancellent, chantez toujours des chansons de nos mères grands, les rondiaux naïfs du temps passé, qui était, encore le bon temps!

Ces filles parlaient encore de femmes qui fêtaient des Marguerites, et de marguerites qui étaient des fleurs... et puis, soudainement, comme une envoie de moinelles et de pinsonnes, elles s'enfuirent à travers les jardins pour aller voir s'il n'y avait pas de petits enfançons dessous les choux.

De Lay-Saint-Christophe à Amance , par les sentiers du val, la route est simplement délicieuse.

Il y a des trous de souris plein les champs, et des fois, des mezalles5 au nez pointu mettent furtivement trois poils à la portière; il y a, sur le chemin desséché, des taupes mortes, le ventre rebondi, et leurs pauvres yeux voués à la nuit, ouverts démesurément en pleine lumière d'août.

Et il y a des chiens, voyez donc, qui viennent flairer ces trous de souris, et dont les désirs sont insatiables, et dont le désespoir est comique de ne pouvoir tenir le petit animal qui leur fait la nique au fond de sa tanière.

Et toujours l'Amezule décrit sa courbe et se promène avec ses acolythes6 sempiternels, les humbles saules au feuillage frémissant et doux.

Sous un bois, entre des vignes, c'est Eulmont qui passe, allongeant ses maisons en une enfilée de vue qui n'en finit plus,et regardant Agincourt et Dommartin aux tourelles pittoresques, à la haute chapelle castrale, curieuse encore malgré son délabrement.

Par un chemin à lacets, l'on arrive ainsi au gros village d'Agincourt, agréablement étendu au pied du Pain-de-Sucre. L'horizon change et le val enchanteur où — quand elle peut trouver de l'eau — coule la très capricieuse Amezule. apparaît avec ses bouquets d’ arbres, ses routes à méandres multiples. ses fermes aux airs de hameaux, sa ligne étroite de chemin de fer et ses côtes vineuses, dont la plus haute montre encore les restes des fortifications d' Amance , castel féodal de nos ducs.

Sous un tilleul énorme, peut-être restant d'un bois sacré, coulent des eaux claires, invitant au repos, face au vallon d'Amezule, face au Pain-de-Sucre où, bêlantes, des brebis broutent les roses bruyères, le Pain-de-Sucre qui vit jadis les courses furibondes des protégés des bonnes Wanham7 (vani vanam8), et que l'industrie du fer a totalement abandonné aujourd'hui.

1 L'origine de la lignée carolingienne est communément fixée au mariage, vers 630, d'Ansegisel, fils d'Arnoul de Metz, et de Begge d'Andenne, fille de Pépin de Landen, qui scelle l'alliance entre la famille des Arnulfiens et celle des Pippinides. Ceux-ci ont un fils, Pépin de Herstal, lui-même père de Charles Martel, ce dernier étant le père de Pépin le Bref, lequel deviendra le premier roi de la dynastie carolingienne le 28 juillet 754. Plusieurs historiens6,7 ont formulé l'hypothèse du rattachement d'Arnoul de Metz aux rois francs de Cologne, via Bodogisel, Mummolin et Mundéric. https://fr.wikipedia.org/wiki/Carolingiens#Origines_de_la_famille_carolingienne

L’origine familiale de saint Arnulf, évêque de Metz, premier membre connu de la famille des Arnulfiens et plus ancien ancêtre connu de Charlemagne constitue une interrogation formulée depuis l'accession de Charlemagne et non totalement résolue aujourd'hui. https://fr.wikipedia.org/wiki/Origine_des_Arnulfiens

2 Épouse de saint Arnould (Arnulf), évêque de Metz. https://fr.wikipedia.org/wiki/Dode_de_Metz

3 Hébergés serait plus exact. Les « manoirs champêtres » sont de très belles résidences.

4 Je mourrai dans mon nid

5 Musaraignes ?

Sic

7 Déesse celte ?? Merci à qui me donnera plus de précisions.

8 « Sans fondement »

Amance selon Émile Badel en 1904
Amance selon Émile Badel en 1904

D'Agincourt à Laître, la route est brève; par le sentier des champs, sous les gros noyers de la commune, il n'y a personne au chaud du jour, personne que des lézards verts tout mignons qu'il faut se garder d'écraser, personne que des milliers d'oiseaux qui gazouillent dans les haies épaisses, personne qu'un joli petit écureuil qui fait sa toilette sur un mirabellier et qui rit dans sa barbe de la bonne dînette qu'il va faire.

A Laître, village montant à mi-côte, ancien dortoir de gallo-romains ou de francs, on peut faire une longue et fructueuse visite au plus ancien temple de notre pays, l'église classée comme monument historique avec son riche portail roman, aux trois baies naïvement sculptées, son tympan aux figures rudimentaires d'un Iésous byzantin dans sa gloire, son retable gothique du XVe siècle, encastré dans le portail roman, son oculus, ses nefs basses, mais d'art très curieux et très vieux.

On a soudain, dans cette église millénaire, l'impression de choses très lointaines, qui passent, imprécises ; des gens d'autrefois, ayant vécu là, des seigneurs pleins de férocité, acceptant l'Evangile et conservant toute la sauvagerie d'hommes guerriers, semeurs de mort.

Et dans le fond, devant la piscine où l'on baigne les âmes dans le chrisme baptismal, en l’oculus vide de la manne eucharistique, une veilleuse faiblement scintille, tremblotante au moindre souffle, feu qui ne meurt pas, mais si petit, si petit, essayant de luire à travers les ténèbres présentes, et de réchauffer les cœurs au souvenir des gens d'autrefois, simples et naïfs, crédules et pieux.

 

Amance selon Émile Badel en 1904

Mais la montée se fait plus rude; dès Boutangrogne, ferme adossée au petit mont, Amance apparaît, enlaçant le coteau à 408 mètres d’altitude, étayant ses maisons basses contre le roc, avec d'énormes contreforts pour soutenir son église aux trois nefs du quinzième siècle.

Restent du moyen âge et des ducs de Lorraine, des fossés mi-comblés, des tourelles, des puits profonds, des écus martelés, des pans de mur enfoncés dans le sol, et des pierres, des pierres grises et comme recuites par les soleils, des pierres qui sont muettes mais qui ont vu les sièges et les guerres d'autrefois, les hauts et puissants seigneurs, et qui ont été, ces pierres, les assises d'un des plus gigantesques châteaux-forts de Lorraine, l'égal de Mousson et de Prény, de Pierrefort et de Blâmont.

Mais ici les ruines ont presque toutes disparu... la colline a été arasée en terrasse, les pierres ont servi à construire des maisons et des enclos pour les héritages ; entre le Grand-Mont et le Petit-Mont, l'ancienne ville s'en va, avec ses rues tournantes et grimpantes, autour de ce qui fut la forteresse féodale des suzerains de Nancy.

Un vieux cimetière empli d'orties et d’épaulettes1, entoure le moûtier des gens d' Amance ; des morts sont oubliés là, gens de noblesse, curés de jadis, mêlés aux serfs et aux roturiers du passé et leurs os se muent en la même poussière, et les dalles effacées ne disent plus même les noms de ces gens qui furent grands en leur vie mortelle2.

Oh! le vieux cimetière désaffecté d'Amance, qu'il y ferait bon dormir un jour, là, près du clocher massif, face à ce pays lorrain qui s'étale sous les yeux, dans cette terre remuée depuis plus de mille ans, et qui est de la poussière d'humanité!

L'église d' Amance serait une chose exquise si l'on voulait bien l'entretenir et la restaurer décemment.

Si j'étais curé d' Amance , je garderais pieusement la cendre des morts et leurs naïves inscriptions tumulaires, qu'on a brisées pour une banale céramique de cuisine; j'ôterais ce badigeon jaunâtre qui recouvre les pierres et les arêtes des voûtes, je rafraîchirais ces murailles qui semblent suinter l'abandon et la ruine ; je supprimerais ; hardiment ces banales statues de plâtre et de terre cuite, pour remettre en honneur une adorable Madone du quinzième siècle, gardée pieusement à une façade de maison du bourg.

Mais je ne serai jamais curé d' Amance !

 

1 Nom local d’une graminée dont les graines s’accrochent aux vêtements. Folle avoine ?

2 C’est en 1884 que l’abbé Franiatte, curé d’Amance, a fait refaire le pavement intérieur de l’église et masquer la plupart des tombes. Le relevé des inscriptions a été effectué par M. Léon Germain. La visite de M. Badel est-elle antérieure à 1904 ?

L’article ne mentionne pas non plus le cèdre, déjà remarquable en 1904.l

Au-dessus du village est le grand mont, le beauvoir1 admirable, Thabor2 de Lorraine où il est bon de rester longtemps.

Un calme étrange règne sur ces hauteurs, nul bruit ne traverse la solitude; c'est la sensation profonde du désert et du vide.

Là-haut cependant, des horizons immenses se déploient : la terre de Lorraine est là, toute, avec les Vosges aux multiples déchiquetures, ses plaines, ses collines, ses forêts, ses rivières, ses villages et ses cités, depuis Metz à la tour élancée jusqu'au tréfonds des coteaux de la Seille et de la Sarre, depuis le trapèze fortifié du Saint-Michel jusqu'aux Argonnes, depuis les côtes du Madon et du Sâuon jusqu'aux lointaines montées de Bayon, Charmes, Épinal.

A des lieues, le soleil allume une bourgade, éclaire des vallées, embrase des citées, tandis que dans l'ombre qui s'étend, apparaissent nettement la forêt et l'étang de Brin où se noya mon pauvre ami Bérot, le cours sinueux de la Seille poissonneuse et les côtes de Vic, de Delme et du pays salin.

Amance reste, avec le plateau de Sion-Vaudémont, la vue panoramique la plus merveilleuse de toute la Lorraine ; quand la brume disparaît, le décor se précise en tous ses détails, et l'observateur ravi voit se dérouler de tous côtés la carte en relief d'un prodigieux terroir. Mousson, Prény. Saint Nicolas, Sion, les côtes de Toul3, les forts et les bois, les côtes à vins et les croupes chauves, tout est là... Cependant que bien loin, une fine aiguille dentelée pointe dans le brasillement du ciel, une fine aiguille qui domine un colosse... la cathédrale de Metz... cependant qu'en avant fument les deux volcans de Jarville. Cônes de cendres qu'on dirait en éruption... cependant, que plus en avant encore, les deux tours massives de Saint-Nicolas, se haussent, se haussent tant qu'elles peuvent, pour envoyer le salut fraternel de Lorrains à l'autre, là-bas, la tour de Metz qui n'est plus à nous.

Redescendant vers Amance , vers le valIon si ravissant de Bouxières-aux-Chênes, Ecuelle et Moulins, j'aperçois des enfants en vacances qui jouent à la petite école et qui disent des naïvetés où revit la tradition ancestrale, où l'on peut saisir sur le vif l'atavisme lorrain.

A une question d'histoire sainte posée par une maîtresse improvisée : « Sous quel arbre Suzanne avait-elle péché au dire des deux vieillards?» un méchant gamin de cinq ans, dont le nez pleure deux longues chandelles, répond sans hésiter : « Sous un quoichetier4».

Je crois bien...c'est la saison tant aimée, où par les longues après-midi d'août, les enfants de nos villages s'en vont à la rapine, sous les quoichetiers et les mirabelliers, charges à glane cette année.

Emile BADEL.

2 Ou Tabor, montagne isolée de Galilée, où les évangiles situent la Transfiguration de Jésus.

3 Qu’on ne voit pas depuis le sommet du Grand Mont !! (FM)

4 Quetschier

Tag(s) : #Amance, #Laître-sous-Amance, #Agincourt et gare, #Lay-Saint-Christophe, #Eulmont, #1815-1914
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